C'est avec surprise qu'une exposition de corbeilles dans un petit musée a tant attiré l'attention des média en rappelant les souvenirs de la vieille Taiwan. Cela a ravivé le public vers plus d'intérêt à la conservation des arts du folklore.
A l'époque précédant la production en masse de sacs en matière plastique et la profusion des boutiques emballage-cadeau des grands magasins, on utilisait des corbeilles en bambou, en bois ou en laque pour porter les cadeaux de noces ou de naissance, les offrandes au temple et les dons de nourriture lors d'une visite chez un parent ou un ami. La corbeille était alors devenue une part si intégrante de la vie quotidienne qu'on l'a aujourd'hui presqu'oubliée. Et maintenant, seul un tout petit nombre de collectionneurs d'objets artisanaux y sont demeurés attachés.
Tout a complètement changé. Une exposition de corbeilles quelque peu hâtivement organisée dans un petit musée de Loukang avec le concours de temples a vite fait la une des nouvelles. M. Huang Chih-nung, responsable de cet événement, a été bien surpris des reportages tapageurs de la presse, comme l'exposition de quatre-vingts corbeilles, ou plus particulièrement en chinois1 télam [提籃] (ti-lann), se tenait de juillet à septembre 1992 au Musée culturel Matsou de Loukang.
Le nord de Taiwan est certainement la région la plus modernisée de l'île, et la population y a moins de chance de voir des objets d'artisanat. Ainsi M. Huang Chih-nung commentait un grand reportage de la presse taipéienne. L'exposition du télam a aussi attiré l'attention à cause de la pâle affiche en noir et blanc annonçant la manifestation. C'est tout simplement une photographie prise par Hsu Tsang-tse dans les années 60 et publiée ultérieurement dans un ouvrage illustré relatif aux environs de Loukang, village natal de l'auteur. On y voit une vieille femme se rendant au temple pour ses dévotions et portant une corbeille en bois à deux anses pleine de boîtes d'encens dépassant l'ouverture (Illustration ci-dessous). Les deux, la personne et l'objet, évoquent de puissants souvenirs. En effet, le télam a été un objet nécessaire de tous les jours. Par lui, nous pouvons pénétrer la vie quotidienne de nos ancêtres, dit M. Huang Chih-nung, également directeur des studios d'art Tso Yang, un organisme d'artisanat qu'il a établi en 1988 à Loukang.
Scène prise par Hsu Tsang-tse dans les années 60 à Loukang. La vieille dame tient d'une main son télam en se rendant au temple. Cette photographie servit de fond à l'affiche annonciatrice de la manifestation culturelle de Loukang.
Cette petite ville est l'endroit idéal qui cultive l'artisanat. Pendant trois siècles, depuis la fin de la dynastie Ming et sous la dynastie mandchoue Tsing2, la ville fut un port des plus prospères de l'île. Durant toute cette époque, il se plaçait par ordre d'importance juste derrière la préfecture de Taiwan (aujourd'hui Tainan). C'était également un des ports d'entrée les plus fréquentés par les vagues d'immigrants chinois de la province du Foukien. Mais le port fut fermé peu après l'arrivée des Japonais en 1895, comme il s'envasait. Le sable a progressivement continué son œuvre en comblant le port jusqu'à devenir inutilisable au commerce. Aujourd'hui, la ville vit essentiellement de la pêche.
Mais la tradition plane dans les rues. Loukang a beaucoup conservé son caractère ancien. Les artisans fabriquent toujours des meubles avec des outils traditionnels sur le seuil de leur atelier. La foule de pèlerins emplit les magnifiques vieux temples de la ville, et les artisans des temples pratiquent toujours leur travail, assurant les commandes de décorations d'autels, gravant finement les poutres et les auvents et toutes les autres nécessités de ces lieux de culte. L'atmosphère de la rue principale où se regroupent de nombreux ateliers s'emplit de l'odeur fraîche de la sciure de bois, de la laque humide et de l'encens. C'est un endroit superbe à visiter par les enthousiastes de l'artisanat.
Le titre de l'exposition, Corbeilles pleines de vieux rêves, met l'accent sur leur appel nostalgique et leur importance historique. Le télam rappelle à chacun le bon vieux temps quand Taiwan n'était pas industrialisée et le mode de vie des différents groupes et couches de la société, dit M. Tchien Jung-tsung, directeur de la commission provinciale de Recherches historiques de Taiwan. Une telle exposition a une valeur documentaire importante et est d'un grand secours à l'étude de l'artisanat et des arts folkloriques.
Les étals de boutique d'antiquités de Loukang sont les paradis des chercheurs et des collectionneurs.
M. Huang Chih-nung acquiesce. Un des traits particuliers de l'artisanat et de la culture est la diversité. A époques différentes, des groupes de gens variés ont créé des cultures diverses. Ces quarante dernières années, Taiwan a insisté sur le développement économique. Quoique personne ne puisse être blâmé d'avoir recherché un meilleur confort matériel, il est un fait que, dans cette poursuite, on a perdu beaucoup de choses. Si on possède la richesse dans les années 90, en regardant le passé, on est profondément ému du profil de la lutte, depuis ce qui était à ce qui existe maintenant. Et il est naturel qu'on fasse plus attention aux objets du terroir.
Les styles et fonctions variés des corbeilles illustrent la nature multiethnique de l'histoire de Taiwan. Comme l'exposition du Musée Matsou fut annoncée trop rapidement, M. Huang Chih-nung n'eut le temps que de réunir neuf collections privées de corbeilles. Il limita alors la manifestation aux télam qui est une sous-catégorie des corbeilles à cadeaux, sialam [謝籃] (sié-lann ), comprenant une plus grande variété de paniers traditionnels, avec ou sans anse. Le sialam s'appelle aussi hilam [喜籃] (chi-lann), télô [茶簍] (tcha-leou ), lôghék (louo-chi). Ils sont ordinairement ronds, mais il y en a des rectangulaires, des ovales et bien d'autres formes.
Un sialam à triple fond, de forme carrée selon le style des paniers de Ningpo (Tchékiang). L'anse, partant de la base, est finement gravée de motifs humains, floraux et d'oiseaux.
On pouvait y voir des styles de corbeille de la vieille cité portuaire de Foutcheou, du Sud du Foukien, des Hakkas et des aborigènes taiwanais. Classées selon leur usage, il y avait des corbeilles à cadeaux ordinaires, à cadeaux de noces et même celles employées par les entremetteuses de mariage. D'autres sont destinées au port des pétards et des noix d'arec (pour les noces), du poisson, de la viande et de la volaille, des légumes ou du thé. Mais il ne faut pas s'étonner que l'exposition n'ait pas compris les nombreuses variétés de paniers, étant donné le nombre considérable de formes qui étaient en usage.
Les corbeilles sont composées d'un, deux ou trois fonds superposés, selon l'usage. Ainsi, à la cérémonie traditionnelle de mariage, les gâteaux de fiançailles et autres dons étaient généralement offerts dans un grand panier à double fond, appelé tsannlam [層籃] (tseng-lann), qui était suspendu à la palanche portée sur l'épaule. Mais les corbeilles à anse n'étaient l'exclusive d'occasions particulières, elles étaient nécessaires à maints usages de la journée. Outre leur usage au transport des provisions, de la maison au temple ou au marché, elles pouvaient servir à leur conservation. C'est pourquoi, il en existe toutes sortes de qualité diverse. Pour le transport des légumes depuis le marché, les paniers à anse étaient plus rustiques que ceux destinés à contenir la dot de la fiancée. Le raffinement de l'ouvrage est aussi varié et certains motifs sont une indication certaine de la provenance. Par exemple, les anses de panier hakka sont plus amples et le fond du panier est plus plat. De plus, les Hakkas aimaient peindre leurs corbeilles en noir, rouge ou jaune.
Un sialam laqué, exécuté sous l'occupation japonaise de Taiwan (1895-1945). Les plus grands pour le transport de nourriture; les plus petits pour celui de noix d'arec.
Les paniers avec ou sans anse sont toujours de mise lors des fiançailles et des noces taiwanaises selon les rites traditionnels. Aux fiançailles, l'entremetteuse porte une corbeille rouge contenant de l'argent et autres cadeaux pour les parents de la fiancée. Les cadeaux sont généralement choisis par les parents du fiancé et symbolisent leur sincérité à accepter une bru dans leur famille. Aux noces, un parent dans la première voiture de la procession nuptiale porte une corbeille pleine de pétards qu'il allume le long du chemin vers la maison de la fiancée. Le bruit des pétards est sensé effrayer les esprits malins et annoncer l'arrivée du futur. Le jour de koueï-ning [歸寧], le troisième jour du mariage, la nouvelle épouse rend une visite solennelle à ses parents. Pour la première fois, elle est une invitée, et non plus un membre de la famille. A cette occasion, le gendre apporte une corbeille de noix d'arec à distribuer à tous les parents et alliés.
Comme les visites au temple peuvent s'effectuer quotidiennement, des corbeilles sont d'un usage aussi fréquent. Elles servent au transport des offrandes sacrificielles de viandes, de volaille, de fruits et de nouilles. Lors de fêtes particulières, les fidèles se joignent à une procession spectaculaire où chacun porte une corbeille de victuailles offertes aux dieux.
M. Chen Ching-fang, collectionneur enthousiaste d'objets artisanaux taiwanais. Sa collection a largement contribué à l'exposition du Musée culturel Matsou de Loukang.
Lors d'événements spécifiques, comme les noces, la naissance, un anniversaire, une cérémonie cultuelle, les corbeilles sont généralement décorées d'inscriptions ou de motifs. Aux noces, un panier comporte souvent le message de félicitations paï-nienn hao-he [百年好合] (litt., union harmonieuse pour cent ans) peint sur un côté du panier. Des autres félicitations d'usage, chouang chi [雙喜] (« double bonheur ») est certainement la plus courante. Les motifs-symboles sont la tortue pour la longévité, la pivoine pour la noblesse et la bonne fortune et une ligne géométrique courbe en tourbillon, dite pann-tchang [盤長], signifie « prospérité familiale pour toujours ».
Comme, ces dernières dizaines d'années, les noces modernes ne sont plus aussi méticuleusement rythmées, les corbeilles sont moins courantes. On emballe les cadeaux dans du papier selon la formule occidentale et les invités remettent tout simplement leur « enveloppe rouge » ou hong-pao contenant des espèces. La diminution du besoin en corbeilles a fortement contribué au déclin de cet artisanat. De plus, ce métier subi une concurrence redoutable de l'artisanat de Chine continentale chez les demandeurs et les collectionneurs de corbeilles. M. Huang Chih-nung explique que, vers 1987 quand il prit sa retraite à 50 ans après vingt-sept ans de service comme instituteur, les articles d'artisanat de Chine continentale ont commencé à saturer le marché de Taiwan. En ce temps-là, il commença à travailler à la section de conservation en musée du Centre culturel du hsien de Tchang-houa où beaucoup d'objets de l'artisanat insulaire étaient très grossiers. Toutefois, les produits de Chine continentale sont beaucoup moins chers et leurs importations à Taiwan ont pousser l'artisanat insulaire au bord de la faillite. Taiwan n'est finalement devenu qu'un marché d'échanges sans avoir ses propres racines dans le domaine de la culture et de l'art. Il faudrait tout de même qu'elle protège ses propres traditions.
Corbeilles à noix d'arec exposées au Musée culturel Matsou de Loukang. Celle de gauche est de style japonaise, les deux autres de style foutchovien.
M. Huang Chih-nung espère que les expositions d'objets artisanaux de Taiwan seront une source d'inspiration aux artisans contemporains. C'est un fait indéniable qu'après quarante ans de séparation [d'avec la Chine continentale], Taiwan ait développé des valeurs culturelles particulières. D'autre part, comme l'île a maintenant une population plus aisée, elle est plus attirée par les qualités esthétiques des objets artisanaux qu'elle apprécie d'autant. Taiwan a donc une chance exceptionnelle de développer son artisanat.
Depuis la fondation des studios artistiques Tso Yang, M. Huang Chih-nung a cherché à mettre l'accent sur les qualités de l'art folklorique. Il rejette les critiques que l'artisanat est insuffisamment raffiné pour être conservé. La finesse n'est pas l'unique critère de l'art. Quand les matières premières font défaut, les populations ont fait plein usage de ce dont elles disposaient. Et il est naturel que les générations précédentes, éduquées et laborieuses, aient ajouté un peu de piment à leur vie quotidienne. L'artisanat y a excellemment contribué.
Tso Yang a déjà organisé plusieurs séries d'expositions de produits artisanaux, les lanternes, les repose-tête, les tuiles ou carreaux de faïence pour les toits, les murs et le dallage. Persuader les collectionneurs de toute l'île, depuis les villages de montagne les plus reculés jusqu'aux petits ports de pêche à contribuer à ces expositions est l'effort consenti par M. Huang Chih-nung à la recherche d'une représentativité de l'artisanat taiwanais. Il estime que le passé culturel de l'île a beaucoup perdu, systématiquement acheté à vil prix et revendu à l'étranger, principalement aux Japonais, Américains et Britanniques. Cette découverte lui fait mal. « C'est vraiment malheureux, dit-il, que les Taiwanais n'apprécient pas les produits de leur culture. »
Un pèlerin du Palais de la déesse céleste, un temple de Loukang dédié à Matsou, portant la palanche et, à chaque bout, un grand panier à anse dit tsannlam.
A sa grande satisfaction, de plus en plus de gens collectionnent des objets de l'artisanat, mais c'est un mouvement récent. A Taiwan, ces collectionneurs forment un petit groupe, dit M. Chen Ching-fang, fonctionnaire de hsien et collectionneur d'objets artisanaux. Il a ainsi prêté quarante-cinq paniers et corbeilles à l'exposition du Musée Matsou. N'ayant jamais pensé à une telle manifestation de ce genre, il n'en était que plus heureux de savoir qu'on s'y intéressait. Il a rapporté chez lui sa première pièce, un outil de mesure en bois utilisé par les maçons, il y a juste dix ans. Après une rencontre chez un marchand d'antiquités en 1984, il a vraiment élargi son champ d'horizon. A cette époque, on trouvait encore beaucoup de vieilles maisons et d'ateliers d'artisan dans la campagne tandis qu'on n'y attachait guère d'importance. M. Chen Ching-fang avait alors peu de rivaux.
Au début, il ne s'est pas attaché à un genre artisanal particulier. Il achetait ce qui lui plaisait et ce qu'il pouvait. Il a ainsi collectionné des centaines d'objets culturels de toutes sortes, depuis les accessoires aratoires ou de mobilier aux vieux livres et documents. Pour l'exposition du télam, il a sélectionné ses meilleures pièces qui avaient été acquises pour leur style, leur charme ou leur forme. Sont-elles à vendre? Il repliqua carrément par la négative, ayant décidé de les laisser à ses enfants et petits-enfants.
M. Huang Chih-nung poursuit donc ses efforts à la recherche de manifestations publiques du folklore, de sorte que les personnes enthousiastes, comme M. Chen Ching-fang puissent faire partager leur collection d'objets artisanaux aux autres. Selon lui, ce travail d'exploration a besoin d'être entrepris. Jusqu'à présent, il s'agit d'un sauvetage, donc pas de temps à perdre! La récente attention médiatique sur cette exposition est d'un grand secours. Les chercheurs universitaires et les divers organismes publics l'ont déjà contacté pour sa participation à divers colloques relatifs au sauvetage et à la conservation de l'héritage culturel de l'île. Il sourit de se voir attribuer de telles fonctions, car il est souvent le seul à ne pas y être docteur d'université. Les centres culturels de hsien l'ont également consulté pour la promotion d'activités culturelles locales.
Une corbeille à pétards de style ordinaire, en usage il y a 70 ou 80 ans. Sur l'anse est inscrit le nom de l'autel familial.
L'objectif suprême est de convaincre le public à prendre soin du domaine culturel insulaire. L'exposition des corbeilles est donc un pas important dans ce sens. Les vieilles gens s'émeuvent vite à la vue de tels articles. Ils se sentent moins abandonnés par le changement du milieu qui les entoure. Et à cause de la nouvelle vague d'intérêt pour la taiwanologie3, de plus en plus de jeunes abordent le domaine culturel insulaire. « C'est une longue route, dit M. Huang Chih-nung, rappelant les arrangements de prochaines expositions, mais je suis heureux d'être enfin sur le bon chemin. »
Wu Shu-fen
(V.F., Jean de Sandt)
Photographies de Chung Yung-ho.
NDLR : 1. Dans ce texte, les corbeilles mentionnées étant spécifiques du folklore taiwanais, nous donnons leur nom chinois en dialecte sud-foukiénois (dit « taiwanais » dans l'île). A sa première mention, ce nom dialectal est suivi des idéogrammes correspondants et de sa lecture en pékinois.
2. Loukang, le « port aux cerfs », semble avoir été fondé peu après le départ des Hollandais en février-mars 1662, donc sous la dynastie mandchoue ou Tsing (1644-1911). Il persiste une constante confusion de vouloir croire sous la fin des Ming le régime antimandchou de Coxinga (Tcheng Tcheng-kong), mort en juin 1662, et de ses héritiers. Or, installé à Taiwan de 1662 à 1683, il se situe entièrement sous l'empereur Cheng-tsou (règne Kangchi, 1662-1723) et même après l'exécution du dernier prétendant Ming en février 1662. En fait, ce régime a lutté « posthumement » pour la cause nationale Ming contre les vainqueurs et nouveaux conquérants de la Chine.
Un sialam pour les noces. L'inscription sur les côtés souhaite les meilleurs aux nouveaux mariés.
3. Taiwanologie, (n.f.) néologisme, désigne les études diverses de phénomènes concernant particulièrement l'île de Taiwan. On pourrait dire en français formosologie. (cf. La Chine libre, Vol. IX, No.3, mai-juin 1992, note de l'article « Une appelation symbolique ».)
Corbeilles à noix d'arec. Communes aux diverses festivités taiwanaises peu après la Seconde Guerre mondiale, elles se remplissement maintenant de petites friandises, de boissons en boîte, de cigarettes et encore de noix d'arec, toutes offertes aux invités d'un événement.